Le Bout du monde
I
Jaskier descendit avec précaution les marches de l’auberge, il portait deux gobelets débordant de mousse. En jurant dans sa barbe, il se fraya un chemin à travers le groupe des enfants curieux qui s’agglutinaient autour de lui. Il traversa la cour en biais, en évitant les bouses de vache.
Une quinzaine de villageois s’étaient rassemblés près de la table dressée sur la place du village, où le sorceleur discutait avec le staroste. Le poète posa les bocks et reprit sa place. Il comprit sur-le-champ que pendant sa brève absence, la conversation n’avait pas progressé d’un empan.
— Je suis sorceleur, monsieur le staroste, répétait Geralt pour la énième fois en s’essuyant les lèvres pour en ôter la mousse. Je ne fais pas de commerce. Je ne m’occupe pas de lever des troupes pour l’armée et je ne sais pas soigner la morve. Je suis sorceleur.
— C’est une profession, expliqua Jaskier pour la énième fois. Il est sorceleur, vous comprenez ? Il tue des striges, et des monstres. Il extermine toute sorte de vermine. C’est son métier, il le fait pour de l’argent. Vous saisissez, staroste ?
Le front du staroste, sillonné de rides profondes témoignant d’une intense réflexion, se détendit.
— Ah bon ! Il est sorceleur ! Il fallait le dire tout de suite !
— Eh bien, oui ! approuva Geralt. Je vais donc vous demander tout de suite s’il y a du boulot pour moi dans le coin ?
Le staroste se replongea dans une réflexion visiblement aussi intense.
— Aaah ! Du boulot ? Vous voudriez… Euh… Les vifs-garous ? Vous demandez s’il n’y aurait pas des vifs-garous par chez nous ?
Le sorceleur sourit et hocha la tête en se frottant la paupière, qui le piquait à cause de la poussière.
— Il y en a, finit par conclure le staroste après une longue pause. Regardez un peu par là-bas ! Vous voyez les montagnes ? Y’a des elfes qu’habitent là-haut. Là-haut, c’est le royaume d’iceux. Leurs châteaux à iceux, j’vous l’dis, y sont tout en or pur. Eh bé ! monsieur ! Les elfes, je vous le dis, ça fait peur. Çui qui va là-haut, l’en redescend jamais.
— C’est ce que je me disais, dit Geralt d’un ton sec. C’est bien pour cette raison que je n’y vais pas.
Jaskier eut un ricanement insolent. Le staroste, comme Geralt s’y attendait, réfléchit longuement.
— Ah bon ! finit-il par dire. Eh ben, oui ! Mais y’a d’aut’ vifs-garous par ici. Faut croire qu’iceux nous viennent du pays des elfes. Ah, monsieur ! Y’en a et y’en a ! C’est dur d’les compter. La pire, c’est la Moire, je dis bien, les bonshommes ?
Les « bonshommes » s’animèrent, assaillirent la table de toutes parts.
— Oui, c’est la Moire, dit l’un d’eux. Oui, oui, le staroste dit vrai. C’est une vierge pâle qui vient rôder dans les chaumières au point du jour, et après les gosses meurent.
— Et les lutins ! ajouta un autre, un soudard de la garde municipale. Ils emmêlent les crinières des chevaux dans les écuries.
— Et les chauves-souris ! Il y a des chauves-souris par ici !
— Et des naïades ! C’est à cause d’elles que les gens sont couverts de pustules.
Les minutes qui suivirent virent une interminable énumération des monstres qui gâchaient la vie des croquants de la région par leurs actes ignobles ou même par le simple fait de leur existence. Geralt et Jaskier apprirent ainsi qu’il existait des errautours et des fées mamounes qui empêchaient les braves paysans de rentrer chez eux quand ils étaient soûls. On leur parla aussi d’une volage qui volait et buvait le lait des vaches, d’une tête sur des pattes d’araignée qui courait dans la forêt, de vaillages qui portaient des petits bonnets garance et d’un brochet inquiétant qui arrachait le linge des mains des femmes qui lavaient à la rivière et qui, un jour ou l’autre, s’en prendrait aux femmes elles-mêmes. Comme à l’accoutumée, on ne manqua pas de citer dans toute cette énumération la vieille Naradkova, qui la nuit, volait sur un tisonnier, et le jour, expulsait les fœtus. On cita aussi un meunier qui coupait sa farine avec de la poudre de gland, et un certain Duda, qui avait parlé du régisseur du roi en le traitant de voleur et de voyou.
Geralt écouta toutes ces histoires calmement, en hochant la tête avec un air faussement intéressé ; il posa quelques questions qui portaient essentiellement sur les routes et la topographie du terrain, puis il se leva en faisant signe à Jaskier de le suivre.
— Eh bien ! Portez-vous bien, bonnes gens ! dit-il. Je reviendrai bientôt, nous verrons alors ce qu’il est possible de faire.
Ils s’éloignèrent en longeant en silence les chaumières et les clôtures, accompagnés par les aboiements des chiens et les braillements des enfants.
— Geralt, dit soudain Jaskier en se dressant dans ses étriers pour cueillir une pomme mûre à point sur une branche qui dépassait d’un enclos. Tout le long du chemin tu t’es plaint d’avoir de plus en plus de mal à trouver du travail. Or, d’après ce que je viens d’entendre, tu pourrais travailler ici jusqu’à l’hiver sans avoir le temps de te reposer. Tu gagnerais un peu de sous, tu me fournirais de belles sources d’inspiration pour mes ballades. Alors, peux-tu m’expliquer pourquoi on ne s’arrête pas ?
— Ici, je ne gagnerais pas un sou, Jaskier.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce qu’ils disaient.
— Quoi donc, par exemple ?
— Aucune des créatures dont ils ont parlé n’existe.
Jaskier cracha un pépin et lança le trognon à un mâtin tacheté particulièrement agressif qui s’en prenait aux paturons des chevaux.
— Tu plaisantes, je pense ! Ce n’est pas possible. J’ai observé ces gens, et les gens, je m’y connais. Ils ne mentaient pas.
— En effet, concéda le sorceleur. Ils ne mentaient pas. Ils croyaient profondément à tout ce qu’ils racontaient. Ce qui ne change rien à la chose.
Le poète se tut un moment.
— Aucun de ces monstres… Aucun ? C’est impossible. Il doit tout de même bien y avoir ici l’un ou l’autre des monstres qu’ils nous ont cités. Au moins un. Avoue !
— Je l’avoue. Il y en a même un qui existe sûrement.
— Ah ! Tu vois ! Lequel ?
— Les chauves-souris.
Ils avaient franchi les dernières clôtures et rejoignirent la grand-route, chevauchant entre des plantations de colza et des champs de blé ondoyants. Des charrettes arrivaient en sens inverse, à vide. Le barde avait passé une jambe par-dessus l’arçon de sa selle et, son luth sur un genou, jouait des airs nostalgiques en agitant de temps en temps la main pour dire bonjour aux filles aux jupes retroussées, qui gloussaient en marchant sur les bas-côtés, avec leurs râteaux sur leurs solides épaules.
— Geralt ! fit-il soudain. Enfin, des monstres, il y en a ! Ils ne sont peut-être pas aussi nombreux que jadis. Il n’y en a peut-être pas un tapi derrière chaque arbre de la forêt. Mais il en existe bien. Il y en a. Alors d’où vient que les gens éprouvent le besoin d’en inventer qui n’existent pas, et, comme si ça ne leur suffisait pas, croient en ce qu’ils inventent ? Hein ? Geralt de Riv, célèbre sorceleur, tu ne t’es jamais interrogé sur les origines de ce besoin ?
— Si, célèbre poète. Et je les connais.
— Je suis curieux de savoir.
— Les gens, dit Geralt en détournant la tête, aiment bien inventer des monstres et des monstruosités. Ça leur donne l’impression d’être moins monstrueux eux-mêmes. Quand ils boivent comme des trous, qu’ils escroquent les gens, les volent, qu’ils cognent leurs femmes à coups de rênes, laissent crever de faim la vieille grand-mère, qu’ils assènent un coup de hache à un renard pris dans un panneau ou criblent de flèches la dernière licorne qui subsiste sur terre, ils aiment se dire que la Moire qui entre dans les chaumières au point du jour est plus monstrueuse qu’eux. Alors ils se sentent le cœur plus léger. Et ils ont moins de mal à vivre.
— C’est une chose que je retiendrai, dit Jaskier après un silence. Je chercherai des rimes et je composerai une ballade là-dessus.
— Tu peux en composer une. Mais ne compte pas sur les applaudissements !
Ils allaient lentement, mais ils furent bientôt hors de vue des dernières masures du hameau. Ils ne tardèrent pas à franchir le faîte des collines boisées.
Jaskier retint son cheval pour admirer le paysage.
— Oh ! Regarde, Geralt ! s’exclama-t-il. Dis-moi si ce n’est pas beau ici ? Cet endroit est idyllique, que le diable m’emporte ! On en a l’œil tout ébaubi !
De l’autre côté des collines, s’étendait un paysage qui descendait en pente douce vers des champs plats composant une mosaïque de couleurs. Au milieu, ronds et réguliers comme une feuille de trèfle, luisaient les miroirs de trois lacs ceints d’un ruban foncé d’aulnes. L’horizon était tracé par la ligne brumeuse gris-bleu des montagnes qui se dressaient au-dessus de la masse noire et irrégulière d’une forêt.
— On y va, Jaskier.
La route menait droit aux lacs en longeant des digues et des étangs cachés dans les aulnaies, où cancanaient des colverts parmi les sarcelles, les hérons et les grèbes. L’abondance de ce gibier à plumes surprenait dans ce paysage où tout portait trace de l’activité humaine : les digues étaient entretenues, tapissées de fascines ; les canaux consolidés de pierres et de madriers ; les tuyaux d’écoulement des étangs n’étaient pas du tout pourris, l’eau y glougloutait joyeusement ; dans les roseaux bordant les lacs, on distinguait des barques et des pontons, et des pieux émergeaient de l’eau, signalant la présence de filets et de nasses.
Jaskier se retourna tout à coup.
— On nous suit, fit-il, tout excité. Une charrette !
— Pas possible ! se moqua le sorceleur sans se retourner. Une charrette ? Et moi qui pensais que les gens d’ici se déplaçaient à dos de chauve-souris.
— Tu sais ce que je vais te dire ? grogna le troubadour. Plus on se rapproche du bout du monde, et plus ton humour s’affine. Je n’ose pas imaginer jusqu’où il va aller !
Comme ils chevauchaient sans se presser et que la charrette, attelée à deux chevaux pie, était vide, celle-ci ne tarda pas à les rattraper.
L’homme qui conduisait la carriole retint ses chevaux juste derrière eux. Il portait un manteau en peau de mouton sur sa poitrine nue et ses cheveux lui descendaient jusqu’aux sourcils.
— Dia ! fit-il. Je glorifie les dieux, messieurs !
— Nous de même, répondit Jaskier, rompu aux usages.
— Si l’on veut, marmonna le sorceleur.
— Je me nomme Ortillette, déclara le conducteur de la charrette. Je vous ons considérés quand vous jabotiez avec le staroste de Posada-le-Haut. Je sais que vous estes sorceleur.
Geralt laissa flotter les rênes, la jument s’ébroua dans les orties sur le bord de la route.
— J’ai ouï le staroste quand il vous a déblatéré ses calembredaines, poursuivit l’homme. J’ons remarqué la mine que vous allongiez et qui ne m’a point estourbi. Il y a beau temps que j’avions pas entendu des sornettes et des faussetés pareilles.
Jaskier éclata de rire. Geralt regarda le paysan attentivement, sans ouvrir la bouche. Le dénommé Ortillette se racla la gorge.
— Vous n’auriez pas envie d’être engagé pour faire de la vraie besogne, de la belle ouvrage, monsieur le sorceleur ? demanda-t-il. J’aurions une chose pour vous.
— Quoi donc ?
Ortillette plongea son regard dans le sien.
— La grand-route n’est pas un endroit commode pour causer affaires. Allons chez moi, à Posada-le-Bas. On causera là-bas. De toute façon, c’est par là votre route.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
— C’est qu’il n’y a pas d’autre route et que c’est les naseaux que vos chevaux ont de tournés dans le sens d’icelle, pas la couette.
Jaskier s’esclaffa.
— Qu’est-ce que tu peux répondre à ça, Geralt ?
— Rien, dit le sorceleur. La grand-route n’est pas un endroit commode pour causer. Alors, allons-y, honoré Ortillette !
— Attachez vos chevaux à la ridelle et posez-vous sur la charrette ! proposa le paysan. Vous serez plus à votre aise. À quoi bon se fatiguer le fondement sur la selle ?
— C’est bien vrai, ma foi !
Ils grimpèrent sur la charrette. Le sorceleur s’étendit sur la paille avec plaisir. Jaskier, qui avait peur, apparemment, de salir son élégant pourpoint vert, s’assit sur une planche. Ortillette claqua de la langue pour faire avancer les chevaux, le véhicule s’ébranla sur une digue consolidée de madriers.
Ils traversèrent un pont enjambant des canaux envahis de nénuphars et de lentilles d’eau, dépassèrent une zone de prés fauchés. Plus loin, des champs cultivés s’étiraient à perte de vue.
— On a du mal à croire que c’est le bout du monde, la fin de la civilisation, dit Jaskier. Regarde autour de toi, Geralt ! Le seigle est doré comme de l’or, et ce maïs est si haut qu’un paysan à cheval pourrait s’y cacher. Ou encore ces navets, regarde ! Ils sont plus qu’énormes !
— Tu t’y connais en agriculture ?
— Nous, les poètes, nous devons nous y connaître en tout, dit Jaskier, d’un ton grandiloquent. Dans le cas contraire, nous risquerions de compromettre notre réputation. Il faut apprendre, mon cher, toujours apprendre. Le destin du monde dépend de l’agriculture, alors il est bon de s’y connaître. L’agriculture nourrit, habille, protège du froid, fournit des divertissements et apporte son soutien à l’art.
— Pour ce qui est des divertissements et de l’art, tu exagères un peu.
— Et l’eau-de-vie, on la distille à partir de quoi ?
— Je comprends.
— Tu ne comprends pas grand-chose. Apprends ! Regarde ces petites fleurs violettes. C’est du lupin.
— À dire vrai, c’est de la vesce, glissa Ortillette. Vous n’avez jamais considéré de lupin ? Mais vous avez pénétré une chose, monsieur. Ici, tout pousse comme du chiendent, que c’est un vrai bonheur. C’est pour cette raison qu’on appelle les lieux la vallée des Fleurs. Et aussi pour ça que nos ancêtres se sont installés céans après qu’ils avaient en premier délogé les elfes d’icelle.
Jaskier donna un coup de coude au sorceleur étendu sur la paille.
— La vallée des Fleurs, autrement dit le Dol Blathanna. Tu as remarqué, Geralt ? Ils ont chassé les elfes, mais ils n’ont pas jugé utile de changer le nom que les elfes avaient donné. Par manque d’imagination. Et comment cohabitez-vous avec les elfes, fermier ? Ils sont tout de même juste à la lisière de vos terres, dans la montagne.
— On se mêle pas. Chacun chez soi. Eux de leur côté, nous du nôtre.
— C’est la meilleure solution, dit le poète. N’est-ce pas, Geralt ?
Le sorceleur ne répondit pas.
II
— Merci pour ce bon repas, dit Geralt en léchant sa cuillère en os avant de la remettre dans le plat vide. Merci mille fois, fermiers. Et maintenant, si vous le permettez, venons-en à notre affaire.
— Allons-y ! acquiesça Ortillette. C’est convenu, Dhun ?
Dhun, le doyen de Posada-le-Bas, un homme immense au regard sombre, fit signe aux filles, qui débarrassèrent rapidement la table et quittèrent la salle au grand regret de Jaskier qui depuis le début du festin, se répandait en sourires et les faisait glousser en racontant des histoires d’un goût douteux.
Du dehors, leur parvenaient les échos de coups de hache et les grincements d’une scie. Dans la cour, des hommes s’affairaient autour d’un arbre, une forte odeur de résine pénétrait dans la pièce.
— Je vous écoute, alors, dit Geralt en regardant par la fenêtre. Dites-moi ce que je peux faire pour vous.
Ortillette regarda Dhun. Le doyen du hameau branla la tête, se racla la gorge.
— Eh ben, voilà ! dit-il. Y’a par chez nous un champ…
Geralt donna un coup de pied sous la table à Jaskier qui s’apprêtait déjà à faire un commentaire méchant.
— Un champ, poursuivit Dhun. Je dis bien, Ortillette ? Il est resté longtemps en friche, ce champ, mais on l’avions labouré et maintenant on plantions à cette place du chanvre, du houblon et du lin. C’est un sacré bout de champ, que je vous dis. Il va jusqu’au breuil…
Le poète ne put se retenir.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’il y a, dans ce champ ?
Dhun redressa la tête, se gratta derrière l’oreille.
— Eh ben, y a un diabolo qui rôde.
— Un quoi ? lâcha Jaskier. Quoi donc ?
— Ben, c’est comme j’vous l’disions ! Un diabolo !
— Quel diabolo ?
— Et comment qu’vous voulez qu’y soit ? C’est un diabolo et voilà.
— Les diables n’existent pas !
— Ne t’en mêle pas, Jaskier ! dit Geralt d’une voix calme. Et vous, poursuivez, honoré Dhun !
— Eh ben, c’est comme j’vous l’disions. Y’a un diabolo.
Geralt, quand il le voulait, pouvait être très patient.
— Oui, je l’ai compris. Mais dites-nous à quoi il ressemble, d’où il sort et en quoi il vous dérange. Une chose après l’autre, s’il vous plaît.
Dhun leva une main noueuse et commença son énumération en repliant ses doigts l’un après l’autre avec beaucoup de difficultés.
— Eh ben ! Une chose après l’autre ! Ma foi, vous êtes un homme intelligent. Eh ben, voilà ! Il a l’air comme tous les diabolos, monsieur, comme un vrai diabolo. D’où est-ce qu’y sort ? Eh ben, de nulle part. Crac, boum, hue ! Et qu’est-ce qu’on voit ? Le diabolo ! Et pour ce qu’est de nous déranger, en vérité, y nous dérange pas trop. Il arrive même qu’y nous aide.
— Il vous aide ? ricana Jaskier en essayant de pêcher une mouche tombée dans sa bière. Le diable ?
— Ne t’en mêle pas, Jaskier ! Continuez, Dhun ! De quelle manière vous aide-t-il, ce, comme vous dites…
— Ce diabolo, redit le paysan en insistant sur le mot. Eh ben, voilà comment y nous aide : il engraisse la terre, la retourne, extermine les taupes ; y fait peur aux oiseaux et y surveille les navets et les betteraves. Et pis aussi, y mange la chenille qui pond ses œufs dans les choux. Mais en vérité, le chou, il le mange aussi. Y fait rien que bouffer. Comme tous les diabolos.
Jaskier se remit à rire, puis d’une chiquenaude, envoya la mouche tombée dans sa bière sur le chat qui dormait au coin de l’âtre. Le chat ouvrit un œil et jeta au barde un regard lourd de reproche.
— Quoi qu’il en soit, dit calmement le sorceleur, vous seriez prêts à me payer pour que je vous débarrasse de ce diable, c’est bien ça ? En d’autres termes, vous ne voulez plus le voir dans les parages ?
Dhun lui lança un regard noir.
— Et qui c’est qui voudrait voir un diable sur la terre de ses ancêtres ? C’est notre terre de père en fils depuis des générations, le roi nous l’a baillée, et le diabolo a aucun droit dessus. On peut cracher sur son aide. Alors ! Est-ce qu’on n’a pas de bras, nous aut’ ? Et ça, m’sieur le sorceleur, c’est pas le diabolo, mais une méchante bestiole et il a la tête si chiée, avec tout le respect que je vous dois, qu’il est dur de tenir le coup. Y sait pas le matin l’idée qu’y va avoir la soirée. Un coup, m’sieur, y vous souille le puits ; un aut’, y poursuit une fille, y lui fait peur et la m’nace de la trousser. Y vole les bestiaux et les greniers. Il abîme, y gâte, y moleste, y troue les digues, creuse des trous comme un muscardin ou un castor, un étang s’est tout vidé que les carpes en ont crevé. Il a allumé une pipe dans une meule, ce fils de pute, et v’là tout le foin qu’est parti en fumée…
— Si je comprends bien, l’interrompit Geralt, il vous dérange tout de même.
— Non, protesta Dhun. Y nous dérange pas. Y nous joue des tours, voilà !
Jaskier se tourna vers la fenêtre en étouffant un rire. Le sorceleur se taisait.
— Ah ! À quoi bon causer ? dit Ortillette qui jusque-là était resté silencieux. Vous êtes sorceleur, non ? Alors, débarrassez-nous de ce diabolo. Vous cherchiez du boulot à Posada-le-Haut, je vous ayons ouï de mes propres oreilles. Eh ben, en v’là ! On vous paiera ce qu’il faudra. Seulement, gare ! On ne veut pas que vous le tuiez. Pour ça, non !
Un sourire fielleux se peignit sur le visage du sorceleur.
— C’est intéressant, fit-il. Je dirais même : inhabituel.
— Qu’est-ce qu’est inhabituel ? fit Dhun en fronçant les sourcils.
— C’est une condition inhabituelle. Pourquoi tant de clémence ?
— Y faut pas le tuer, voilà tout ! le coupa Ortillette. Attrapez-le, monsieur, ou bien chassez-le dans un pays lointain. Au moment de vous payer, on l’oubliera pas.
Le sorceleur ne cessait pas de sourire.
— Affaire conclue ? demanda Dhun.
— Je voudrais d’abord le voir, votre diable.
Les vilains se regardèrent.
— C’est votre droit ! dit Ortillette, après quoi il se leva. Et c’est vous qui décidez. Le diable, la nuit, fait la noce dans tous les parages. Mais pendant le jour, il reste terré dans les chanvres. Ou dans les vieux saules, dans les marécages. C’est par là-bas que vous pourrez le voir. On ne vous presse pas. Si vous voulez vous reposer, reposez-vous aussi longtemps qu’à votre gré. On ne lésinera pas sur le confort ni sur la pitance, selon les règles de l’hospitalité. Portez-vous bien !
Jaskier se leva de son tabouret pour jeter un coup d’œil dans la cour, sur les paysans qui s’éloignaient de la maison.
— Geralt ! Je n’y comprends plus rien du tout. Il ne s’est pas passé un jour depuis notre conversation sur les monstres imaginaires, et voilà que tu t’engages à attraper des diables. Alors que les diables, justement, sont des inventions, des créatures fabuleuses, tout le monde le sait à l’exception de ces croquants arriérés, apparemment. Que signifie donc cet enthousiasme inattendu de ta part ? Je te connais un peu et je parie que tu ne t’es pas abaissé à nous procurer le gîte et le couvert de cette manière ?
— En effet, grimaça Geralt. Tu me connais assez bien, semble-t-il, chanteur.
— Dans ce cas, je ne comprends pas.
— Il n’y a rien à comprendre !
— Il n’y a pas de diables ! glapit le poète en arrachant définitivement le chat à son sommeil. Les diables n’existent pas, que diable !
— C’est vrai, sourit Geralt. Mais moi, Jaskier, je n’ai jamais pu résister à la tentation d’aller voir les choses qui n’existent pas.
III
— Une chose est sûre, marmonna le sorceleur en embrassant du regard la jungle de chanvre qui s’étalait devant eux. Il faut reconnaître que ce diable est malin !
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’intéressa Jaskier. Le fait qu’il se terre dans des fourrés impénétrables ? N’importe quel lièvre a assez de jugeote pour ça.
— Il s’agit des propriétés particulières du chanvre. Un champ si grand émet une puissante aura contre la magie. Ici, la plupart des formules magiques seraient inutiles. Et là, regarde ! Tu vois ces perches ? Ce sont des perches à houblon. Les pollens des fleurs du houblon ont un effet similaire. Je parie que ce n’est pas un hasard. Ce voyou perçoit l’aura et il sait qu’ici, il est en sécurité.
Jaskier se racla la gorge, remonta son pantalon.
— Je suis curieux de savoir comment tu vas t’y prendre, Geralt, fit-il en se grattant le front sous son chapeau. Je ne t’ai encore jamais vu en pleine action. J’imagine que tu sais pas mal de choses sur la manière d’attraper les diables. J’essaye de me rappeler quelques ballades d’autrefois. Il y en avait une sur un diable et sa bonne femme. L’histoire était assez égrillarde, mais marrante : “Femme, penses-tu que…”
— Fais-moi grâce de ta bonne femme, Jaskier !
— Comme tu veux. Je voulais me montrer utile, c’est tout. Et il ne faut pas sous-estimer les chansons d’autrefois, elles renferment la sagesse accumulée par les générations. Tu connais la ballade du valet de ferme prénommé Yolop, qui…
— Arrête de causer ! Il est temps de se mettre au travail. De gagner notre vivre et notre couvert.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Je vais fouiller un peu les chanvres.
— C’est original, lâcha le troubadour, mais pas très ingénieux
— Et toi, comment tu t’y prendrais ?
— Intelligemment, se rengorgea Jaskier. Finement. En faisant une battue, par exemple. Je ferai sortir le diable des broussailles et, à découvert, je le rattraperai à cheval et le prendrai au lasso. Qu’est-ce que tu en dis ?
— C’est une idée tout à fait intéressante. Qui sait ? On pourrait peut-être l’appliquer si tu voulais bien participer à l’opération, car pour faire ça, il faut être au moins deux. Mais pour l’instant, nous ne le chassons pas encore. Pour l’instant, je veux comprendre qui est ce diable. Voilà pourquoi je dois fureter dans les chanvres.
C’est seulement alors que le barde remarqua un détail.
— Hé ! Tu n’as pas pris ton glaive !
— Pourquoi l’aurais-je pris ? Moi aussi, je connais des ballades sur les diables. Ni la femme ni le valet de ferme prénommé Yolop n’ont utilisé d’épée.
— Hum ! fit Jaskier en regardant aux alentours. Il faut absolument qu’on s’enfonce dans ces fourrés ?
— Tu n’y es pas obligé. Si tu préfères, tu peux rentrer au village et m’attendre là-bas.
— Oh non ! protesta le poète. Je devrais laisser passer pareille occasion ? Moi aussi, je veux voir le diable, vérifier qu’il est réellement aussi terrible qu’on le dépeint. Je te demandais s’il fallait absolument traverser les chanvres alors qu’il y a un sentier là-bas.
— Il y a un sentier, en effet, dit Geralt en mettant ses mains en visière. Prenons-le !
— Et si c’est le sentier du diable ?
— Eh bien, tant mieux ! On n’aura pas trop de marche à faire !
— Tu sais, Geralt, (le barde babillait en emboîtant le pas au sorceleur sur le petit chemin accidenté qui courait entre les chanvres) j’ai toujours pensé que le “diable” n’était qu’une métaphore, une invention pour qu’on puisse jurer : “Par tous les diables !”, “Que le diable l’emporte !”, “Diable !”. C’est comme ça qu’on dit dans la langue moderne. Les gens d’en bas, quand ils voient des inconnus approcher, ils disent : “En voilà encore un que les diables nous apportent”. Les nains géants, eux, poussent un juron, Düvvel hoáel, quand ils ratent quelque chose, et ils appellent les produits de mauvaise qualité des Düvvelsheyss. Et dans la langue ancienne, le dicton A d’yaebbl aép arse veut dire…
— Je sais ce que ça veut dire. Arrête de jacasser, Jaskier !
Jaskier se tut, ôta son petit chapeau à plume d’aigrette pour s’éventer et essuya son front dégoulinant de sueur. Dans l’épaisseur des fourrés, il régnait une chaleur lourde, humide, étouffante, encore renforcée par le parfum des plantes en pleine floraison et des mauvaises herbes. Le sentier serpentait doucement et, juste après un tournant, débouchait dans une petite clairière piétinée.
— Regarde, Jaskier !
Au milieu de la clairière ils découvrirent une grande pierre plate sur laquelle étaient posés plusieurs petits bols en terre. Entre les bols, une chandelle de suif presque entièrement consumée leur sauta aux yeux. Geralt aperçut des grains de maïs et des fèves collés sur des galettes de graisse fondue, ainsi que des pépins et des semences non identifiés.
— C’est bien ce que je pensais, marmonna-t-il. Ils lui font des offrandes.
— De fait ! dit le poète en montrant la chandelle. Ils brûlent une chandelle au diable. Mais à ce que je vois, ils le nourrissent de graines comme un chardonneret. Peste ! C’est une sacrée porcherie. Tout est collant de miel et de poix. Qu’est-ce que…
Des bêlements retentissants, menaçants, couvrirent la suite de ses propos. Des frôlements, des piétinements se firent entendre dans les chanvres, puis ils virent émerger d’un fourré la créature la plus étrange que Geralt ait jamais eu l’occasion de voir.
La créature mesurait un peu plus d’une brasse ; elle avait des yeux proéminents, des cornes et une barbiche de chèvre. Sa bouche, mobile, souple et fendue, faisait également penser à celle d’une chèvre en train de brouter. La partie inférieure de son corps, jusqu’à ses sabots fourchus, était couverte de longs poils épais roux foncé. Le phénomène était en outre pourvu d’une longue queue terminée par une houppe en forme de pinceau avec laquelle il balayait énergiquement le sol.
— Ouk ! Ouk ! glapissait le monstre en agitant ses sabots. Qu’est-ce que vous faites ici ? Ouste ! Fichez le camp ! Sinon je vous encorne ! Ouk ! Ouk !
— Est-ce que tu as jamais reçu un coup de pied dans le fondement, biquet ? fit Jaskier, incapable de se retenir.
— Ouk ! Ouk ! Bêêêêêêê, bêla le boucavicorne.
Il était difficile de définir s’il s’agissait d’une approbation, d’une dénégation ou d’un bêlement qui n’était que de l’art pour l’art !
— Tais-toi, Jaskier ! grommela le sorceleur. Pas un mot !
— Blèblèblèblèbêêêê ! glouglouta furieusement la créature, dont la lèvre s’écarta ensuite largement, dévoilant une dentition de cheval jaunie. Ouk ! Ouk ! Ouk ! Bleubleubêêêêêêê !
— Mais bien sûr, approuva Jaskier. Tu peux prendre la crécelle et le ballon et tu pourras les emporter chez toi quand tu t’en iras !
— Arrête, par tous les diables ! murmura Geralt entre ses dents. Tu gâches tout. Garde tes plaisanteries stupides pour toi !
— Des plaisanteries !!! rugit d’une voix forte le boucavicorne qui s’approcha d’un bond. Des plaisanteries, bêêêêbêêêêê ! Voici de nouveaux plaisantins, hein ? Vous avez apporté des balles métalliques ? Je vais vous en donner, des balles métalliques, espèce de voyous. Ouk ! Ouk ! Ouk ! Vous avez envie de plaisanter, bêêêêê ? Eh bien, voilà pour vos plaisanteries ! Tenez ! Les voilà, vos balles !
Le monstre s’approcha encore d’un bond et fit un geste brusque de la main. Jaskier poussa un hurlement et s’assit sur le sentier en se tenant le front. Le monstre bêla et reprit son élan. Quelque chose siffla tout près de l’oreille de Geralt.
— Tenez, les voilà, vos balles ! Bêêêêêêê !
Une balle d’un pouce de diamètre frappa le sorceleur au bras, la suivante atteignit Jaskier au genou. Le poète poussa un affreux juron et prit la fuite. Sans attendre, Geralt bondit à sa suite tandis que des balles sifflaient au-dessus de sa tête.
— Ouk ! Ouk ! Bêêêêêê ! hurla le boucavicorne en bondissant. Je vais vous en donner, des balles ! Satanés plaisantins !
Une balle siffla. Jaskier poussa un juron encore plus laid en se tenant l’occiput. Geralt se jeta sur le côté, dans les chanvres, mais il ne put échapper à un projectile qui l’atteignit à l’omoplate. Il fallait reconnaître que le diable visait avec une terrible précision et semblait avoir une réserve de balles inépuisable. Alors que le sorceleur courait en zigzags dans les fourrés, il entendit encore les bêlements triomphants du diable, suivis, aussitôt après, du sifflement d’une nouvelle balle, d’un blasphème et du bruit de la course de Jaskier sur le sentier.
Et puis le silence revint.
IV
— Eh bien ! Tu sais, Geralt ! dit Jaskier en appliquant sur son front un fer à cheval rafraîchi dans un seau. Je ne m’attendais pas à pareil accueil. Cet infirme cornu à barbe de chèvre, ce bouc poilu, il t’a vraiment chassé comme un freluquet. Et j’en ai pris plein la gueule. Regarde la bosse que j’ai !
— Ça fait la sixième fois que tu me la montres. Elle n’a pas l’air plus intéressante que la première.
— Tu es gentil. Moi qui pensais qu’avec toi, je serais en sécurité.
— Je ne t’avais pas demandé de me suivre dans les chanvres. Par contre, je t’avais demandé de retenir tes grossièretés. Tu ne m’as pas écouté, alors maintenant souffre en silence, de grâce ! Les voilà qui arrivent.
Ortillette et Dhun entrèrent dans la salle. Derrière eux trottinait une petite grand-mère chenue et courbée comme un craquelin, conduite par une adolescente aux cheveux blonds, maigre comme un clou.
Le sorceleur alla droit au but.
— Honoré Dhun ! Honoré Ortillette ! Avant de partir, je vous ai demandé si vous aviez déjà essayé d’entreprendre une action pour vous débarrasser de ce diable. Vous m’avez dit n’avoir rien fait. Or, j’ai tout lieu de croire que c’est faux. J’attends des explications de votre part.
Les villageois murmurèrent entre eux, après quoi Dhun s’éclaircit la voix dans son poing et fit un pas en avant.
— Vous dites vrai, monsieur. On vous en demande bien le pardon. Nous vous avons dit des faussetés parce que la honte nous rongeait. Nous avons voulu être plus malins que le diabolo, faire qu’il s’en aille loin de par chez nous…
— Par quel moyen ?
— Chez nous, dans la vallée des Fleurs, dit lentement Dhun, il y avait déjà des monstruosités, dans le temps : des dragons volants, des myriapodans, des bourdes-garous, des saoûlins, des araignées géantes et toutes sortes de serpents. Et on a de tout temps cherché un moyen pour nous débarrasser de toute cette vermine dans notre grand livre.
— Dans quel grand livre ?
— Montrez le livre, l’aïeule ! Le livre, je dis. Le livre ! Je vais devoir me fâcher ! Elle est sourde pareille à un pot ! Lille, dis à l’aïeule de faire voir le livre !
La jeune fille blonde arracha un grand livre des doigts crochus de la vieille et le tendit au sorceleur.
— Dans ce livre, poursuivit Dhun, qui est dans notre famille depuis la nuit des temps, y’a des recettes contre tous les monstres, tous les sorts et toutes les monstruosités qui ont existé, qui existent et qui existeront au monde.
Geralt tourna dans ses mains le gros volume lourd et épais, couvert d’une poussière graisseuse. La jeune fille restait debout devant lui en froissant son tablier. Elle était plus âgée qu’il l’avait cru de prime abord, trompé par sa silhouette filiforme qui tranchait sur la stature des autres filles du hameau, qui avaient probablement le même âge.
Geralt posa le livre sur la table et souleva la lourde couverture de bois.
— Jette un œil là-dessus, Jaskier !
— Ce sont les premières runes, estima le barde en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, le fer à cheval toujours appliqué sur son front. C’est la plus ancienne écriture. Encore fondée sur les runes des elfes et les idéogrammes des nains, elle a été utilisée jusqu’à l’introduction de l’alphabet moderne. La syntaxe est bizarre, mais c’est comme ça qu’on parlait à l’époque. Les gravures et les enluminures sont intéressantes. Ce sont des ouvrages très rares, Geralt ! Et si on peut les trouver, c’est dans les bibliothèques des temples, pas dans des villages au bout du monde. Par tous les dieux, comment avez-vous eu ce livre, chers paysans ? Vous n’allez tout de même pas nous faire croire que vous savez lire ? L’aïeule ? Tu sais lire les premières runes ? Tu sais lire des runes ?
— Qu’est-ce que vous dites ?
La fille blonde s’approcha de la grand-mère et lui murmura quelques mots dans le creux de l’oreille.
La brave vieille montra dans un sourire ses gencives édentées.
— Lire ? Moi ? Non, mon petit cœur ! Cet art-là, je ne l’ai jamais possédé.
— Expliquez-moi, dit froidement Geralt en se tournant vers Dhun et Ortillette, comment vous pouvez utiliser ce livre sans savoir lire les runes ?
— De tout temps, l’aïeule doyenne sait ce qu’il y a dans le livre, dit Dhun d’une voix lugubre. Et ce qu’elle sait, elle l’apprend à une jeune quand il est temps pour elle d’être portée en terre. Vous pouvez noter par vous-même que pour la nôtre, le temps est venu. Alors elle a recueilli Lille et lui apprend. Mais pour le moment, c’est l’aïeule qui sait le mieux.
— Une vieille sorcière et une jeune sorcière, marmonna Jaskier.
— Si je comprends bien, dit Geralt avec incrédulité, l’aïeule connaît tout le livre par cœur ? C’est bien ça, grand-mère ?
— Pas tout, non. Comment je ferais ? rétorqua l’aïeule par le truchement de Lille. Juste ce qui se trouve par-dessous les images.
— Ah bon !
Geralt ouvrit le livre au hasard. Sur une page déchirée, une image représentait un cochon moucheté avec des cornes en forme de lyre.
— Alors, montrez-nous, grand-mère ! Qu’est-ce qui est écrit ici ?
La grand-mère claqua de la langue, observa la gravure puis ferma les yeux.
— Un aurochs cornu, dit aussi “taurus”, récita-t-elle. Que les ignorants appellent à tort “bisson”. Il a des cornes et charge avec…
— Ça suffit. Très bien, en effet. Et ici ? demanda le sorceleur après avoir tourné quelques pages poisseuses.
— Il y a toutes sortes de nuagées et de planétées. Les unes amènent la pluie, les autres sèment le vent, d’autres encore lancent des éclairs. Si tu veux protéger ta récolte contre elles, prends donc un couteau en fer, un couteau neuf, trois pincées de crotte de souris, de la graisse d’aigrette…
— C’est bien, bravo ! Hum ! Et ici, qu’est-ce que c’est ?
La gravure représentait un monstre ébouriffé à cheval, avec d’énormes yeux et des dents encore plus énormes. Dans sa main droite, il tenait une épée imposante ; dans la gauche, un sac plein d’argent.
— Un sorcereur, bredouilla la grand-mère. Parfois appelé “sorceleur”. Il est fort dangereux de faire appel à lui car alors on ne décide plus rien contre le monstre ou la vermine, c’est le sorcereur qui décide. Il faut se garder…
— Ça suffit, marmonna Geralt. Ça suffit, grand-mère. Merci.
— Non, non ! protesta Jaskier avec un sourire fielleux. Comment ça continue ? Ce livre est passionnant ! Dites-nous la suite, grand-mère ! Dites !
— Euh… Il faut se garder de toucher le sorcereur car on peut attraper la gale. Et il faut mettre les jouvencelles à l’abri car le sorcereur est un chaud lapin, au-delà de toute mesure…
— C’est bien ça, c’est exactement lui, fit le poète en riant.
Geralt crut apercevoir un sourire fugace sur les lèvres de Lille.
— … Bien que le sorcereur soit fort avide et friand d’or, bredouillait la grand-mère en clignant des yeux, il ne faut pas lui donner plus d’un sou ou d’un écu en argent pour un noyeur, deux sous en argent pour un chat-garou et quatre pour un plumeur…
— C’était la belle époque ! grogna le sorceleur. Merci, l’aïeule. Et maintenant, montrez-nous où le livre parle des diables et ce qu’on y dit sur iceux. Cette fois, j’aurai davantage l’heur de vous ouïr car je suis fort curieux de la recette dont vous avez usé pour vous en défaire.
— Fais attention, Geralt ! ricana Jaskier. Tu commences à prendre leur jargon. C’est contagieux.
L’aïeule tourna quelques pages en maîtrisant difficilement le tremblement de sa main. Le sorceleur et le poète se penchèrent sur la table. De fait, sur une gravure figurait un lanceur de balles, cornu, poilu, avec une queue et un sourire méchant.
— Le diabolo, récita la grand-mère, dit aussi “sauleur”, parce qu’il juche dans les saules, ou “Sylvain”. C’est un grand nuisible qui pourfend les bestiaux et la basse-cour. Tu veux le chasser des hameaux, alors fais-le !
— Eh bien… Eh bien ! grommela Jaskier.
— Prends une poignée de noix, poursuivit la grand-mère en suivant les lignes du doigt sur le parchemin, et une autre de balles ; un petit pot de miel et un autre de poix ; un bol de savon grossier et un autre de fromage blanc. Va à l’endroit où gîte le diabolo, à la nuit. Et mets-toi à manger les noix ! Alors, le diabolo, lequel en est gourmand, accourra pour te demander si elles sont bonnes. Donne-lui en place les balles…
— Bordel ! marmonna Jaskier. Putain !
— Tais-toi ! dit Geralt. Allez, grand-mère ! Continue.
— … et une fois qu’il aura les dents bien cassées, le diabolo, en te voyant manger du miel, en aura envie, lui aussi. Alors donne-lui la poix, et toi, mange le fromage blanc ! Bientôt tu ouïras que le diable a les intérieurs gargouillants et des brûlures dans la panse. Mais feins de rien voir. Et quand il voudra du fromage, donne-lui le savon. Après le savon, le diable ne tiendra pas…
Geralt, le visage impassible, se tourna vers Dhun et Ortillette.
— Vous en êtes au savon ?
— Pensez donc ! larmoya Ortillette. Si au moins on en était aux balles ! Ah, il nous a flanqué une de ces rossées quand il a mordu une balle…
— Et qui vous a dit de lui donner tant de balles ? s’irrita Jaskier. Le livre dit “une poignée”. Et vous lui en avez baillé un énorme sac d’icelles ! Vous l’avez nanti de munitions pour deux hivers, espèces d’imbéciles !
— Fais attention ! sourit le sorceleur. Tu prends leur jargon. C’est contagieux.
— Merci.
Geralt leva subitement la tête, plongea les yeux dans ceux de la jeune fille à côté de l’aïeule. Lille soutint son regard. Elle avait des yeux clairs, d’un bleu intense.
— Pourquoi faites-vous des offrandes au diable sous forme de grain ? demanda-t-il sèchement. On voit bien que c’est un herbivore ordinaire.
Lille ne répondit pas.
— Je t’ai posé une question, jeune fille. N’aie pas peur ! Tu n’attraperas pas la gale en me parlant.
— Ne lui posez pas de question, monsieur ! dit Ortillette d’une voix visiblement gênée. Lille… Elle… Elle est étrange. Elle ne vous répondra pas, ne l’y forcez pas…
Geralt continuait à regarder Lille dans les yeux, et Lille continuait à soutenir son regard. Il sentit un frisson lui parcourir le dos et remonter sur sa nuque.
— Pourquoi n’avez-vous pas marché sur le diable avec des ranches et des fourches ? dit-il en haussant le ton. Pourquoi ne pas lui avoir tendu de pièges ? Si seulement vous l’aviez voulu, sa tête de chèvre serait déjà empalée sur un pieu pour servir d’épouvantail à corneilles. Vous m’avez averti que je ne devais pas essayer de le tuer. Pourquoi ? C’est toi qui le leur as interdit, n’est-ce pas, Lille ?
Dhun se leva du banc. Sa tête touchait presque le plafond.
— Sors, la fille ! gronda-t-il. Prends l’aïeule et sortez d’ici !
— Qui est-ce, honoré Dhun ? reprit le sorceleur une fois que la porte se fut refermée sur l’aïeule et Lille. Qui est cette fille ? Pourquoi vous inspire-t-elle plus de respect que ce satané livre ?
— Ça n’est pas votre affaire, dit Dhun en le regardant d’un regard empreint d’hostilité. Chez vous, dans les villes, vous persécutez les pucelles sages, vous les brûlez sur des bûchers. Chez nous, c’est une chose qu’on n’a jamais faite et qu’on ne fera jamais.
— Vous m’avez mal compris, dit froidement le sorceleur.
— Parce que je n’ai pas cherché à vous comprendre, gronda Dhun.
— Je l’ai remarqué, lâcha Geralt entre ses dents. (Lui non plus ne faisait pas d’effort pour se montrer cordial.) Mais daignez comprendre une chose essentielle, honoré Dhun. Pour le moment, je ne suis toujours pas engagé envers vous, et rien ne vous autorise à croire que vous vous êtes acheté un sorceleur, qui pour un sou ou un écu d’argent, fera tout ce que vous ne savez pas, ou ne voulez pas faire. Ou qu’il vous est interdit de faire. Eh bien, non, honoré Dhun ! Vous ne vous êtes pas encore acheté les services d’un sorceleur et je ne pense pas que vous y réussissiez. Pas tant que vous manifesterez tant de mauvaise volonté à me comprendre.
Dhun ne disait rien, toisant Geralt d’un regard noir. Ortillette toussota, s’agita sur son banc en frottant ses sandales de teille sur le sol de terre battue, puis soudain se redressa.
— Monsieur le sorceleur, dit-il. Ne vous fâchez pas ! On va vous dire exactement ce qu’il en est. Dhun ?
Le doyen du hameau opina du chef et se rassit.
— Sur la route pour venir par chez nous, commença Ortillette, vous avez noté comme tout pousse bien, comme les récoltes sont belles. Par ici, on fait souvent des récoltes comme on en voit peu ailleurs, si même on en voit. Alors, les plants et les semences de par chez nous sont importants, c’est avec iceux qu’on paye le tribut, nous les vendons, nous les échangeons…
— Quel rapport ça a avec le diable ?
— Voilà ! Le diabolo, avant, importunait les hommes en leur jouant de mauvais tours, et puis voilà qu’un jour il s’est mis à dérober du grain en sacrés volumes. Au début, on lui en apportait par petites poignées sur une pierre, dans les chanvres. On pensait qu’une fois qu’il aurait mangé à sa faim, il nous laisserait tranquilles. Ça n’a rien donné : il continuait à voler tant et plus. Et quand on a commencé à cacher nos réserves dans des magasins et des remises fermés à triple tour, il est devenu fou furieux, monsieur, il rugissait, bêlait, poussait ses “Ouk ! Ouk !”, et quand il poussait ces cris, il valait mieux prendre ses jambes à son cou. Il menaçait de…
— … trousser vos filles, glissa Jaskier avec un sourire grivois.
— Ça aussi, approuva Ortillette. Mais il a aussi parlé d’un incendie. Bref, comme il ne pouvait plus nous voler, il a exigé qu’on lui paye un tribut. Il se faisait livrer des sacs entiers de grain et de bien d’autres choses. Alors on s’est presque fâchés et on avait l’intention de lui caresser son fondement caudé. Mais…
Le vilain se racla la gorge, baissa la tête.
— Il ne sert plus à rien de tourner autour du pot, dit soudain Dhun. On avait mal jugé du sorceleur. Tu peux tout dire, Ortillette !
— L’aïeule nous a interdit de frapper le diable, dit rapidement Ortillette. Mais on sait bien que c’est Lille, parce que l’aïeule… L’aïeule ne cause que ce que Lille lui fait causer. Et nous… Vous le savez vous-même, monsieur le sorceleur. On obéit.
— J’ai remarqué, dit Geralt en esquissant un sourire. La grand-mère est juste capable de branler le menton et bredouiller un texte qu’elle ne comprend pas. Et vous êtes béants d’admiration devant la fille comme devant la statue d’une divinité. Vous n’osez pas affronter son regard, mais vous essayez de deviner ses désirs. Ses désirs sont pour vous des ordres. Qui est-ce, votre Lille ?
— Vous le savez bien ! C’est une prophétesse. Enfin, une sage ! Mais ne le dites à personne ! Nous vous en prions. Si ça venait aux oreilles du régisseur ou, que les dieux nous en protègent, à celles du régent…
— N’ayez crainte ! dit gravement Geralt. Je sais ce qui est en jeu et je ne vous trahirai pas.
Les femmes et les filles étranges qu’on pouvait rencontrer dans les campagnes, qu’on appelait prophétesses ou sages, n’inspiraient pas beaucoup de sympathie aux dignitaires qui collectaient les tributs et tiraient leurs revenus de l’agriculture. Les cultivateurs demandaient conseil aux prophétesses pour presque tout. Ils avaient en elles une confiance aveugle, illimitée. Les décisions qu’ils prenaient en s’appuyant sur leurs conseils étaient le plus clair du temps en totale contradiction avec la politique de leurs seigneurs et de leurs suzerains. Geralt avait entendu parler de cas extrêmes, inconcevables, de troupeaux entiers d’animaux reproducteurs qui avaient été massacrés, de semailles ou de récoltes interrompues et même de villages entiers qui avaient émigré. Pour les seigneurs qui voulaient régler son sort à la superstition en général, tous les moyens étaient bons. Aussi les vilains avaient-ils vite appris à cacher leurs sages. Sans cesser d’écouter leurs conseils. Une chose, en effet, ne faisait aucun doute, leur expérience prouvait toujours, au bout du compte, que les sages avaient raison.
— Lille nous a défendu de tuer le diable, poursuivit Ortillette. Elle nous a dit de faire comme il est dit dans le Livre. Comme vous le savez, ça n’a pas marché. On a déjà eu des problèmes avec le régisseur Quand on a lui apporté moins de grain qu’usuellement pour payer le tribut, il a ouvert grand la gueule, crié, pesté. On ne lui a même pas soufflé mot du diable parce que c’est un homme austère et qu’il manque cruellement du sens de la plaisanterie. C’est alors que vous vous êtes amené. On a demandé à Lille si on pouvait vous… engager…
— Et alors ?
— Elle nous a fait dire par la grand-mère qu’elle devait d’abord vous voir.
— Et elle m’a vu.
— Oui. Et elle vous a appréciés, on le sait. On sait voir ce que Lille apprécie et ce qu’elle n’apprécie pas.
— Elle ne m’a pas dit un mot.
— Elle n’a jamais dit un mot à qui que ce soit d’autre qu’à l’aïeule. Mais si elle ne vous avait pas appréciés, elle ne serait entrée dans la salle pour rien au monde.
— Hum ! réfléchit Geralt. C’est curieux, une prophétesse qui se tait au lieu de prophétiser. Comment s’est-elle retrouvée chez vous ?
— On n’en sait rien, monsieur le sorceleur, bredouilla Dhun. Mais je vais vous dire ce que racontent les anciens qui s’en souviennent. Voilà comment ça s’est passé. La précédente aïeule avait aussi recueilli une fille peu bavarde apparue d’on ne sait où. Et cette fille est devenue notre aïeule. Mon grand-père disait que ça permettait à l’aïeule de renaître. Exactement comme la lune renaît dans le ciel en étant toujours nouvelle. Ne vous moquez pas…
— Je ne me moque pas, dit Geralt en hochant la tête de droite à gauche. J’en ai trop vu pour me moquer de choses pareilles. Je n’ai pas non plus l’intention de mettre mon nez dans vos affaires, honoré Dhun. Mes questions ont pour but d’établir le lien entre Lille et le diable. Vous devez avoir compris qu’il en existe un. Et si vous tenez à votre prophétesse, je ne peux vous indiquer qu’un seul et unique moyen en ce qui concerne votre diable : vous êtes obligés de l’aimer.
— Vous savez, monsieur, dit Ortillette, il ne s’agit pas que du diabolo. Lille nous interdit de faire du mal à qui que ce soit. À quelque créature que ce soit.
— C’est normal, intervint Jaskier. Les prophétesses de la campagne sont de la même souche que les druides. Quand un taon suce le sang d’un druide, le druide lui souhaite en plus bon appétit.
— C’est bien vu, dit Ortillette avec un sourire discret. Vous avez mis dans le mille. C’était la même chose chez nous avec les sangliers qui dévastaient nos potagers. Et vous voyez ? Regardez par la fenêtre ! Nos potagers sont beaux comme tout. On a trouvé un moyen, Lille ne sait même pas lequel. Pour les choses que les yeux ne voient pas, le cœur n’a pas de regret. Vous saisissez ?
— Je saisis, grommela Geralt. Bien sûr. Mais nous ne sommes guère avancés. Lille ou pas, votre diable est un Sylvain. C’est une créature très rare et intelligente. Je ne le tuerai pas, mon code me l’interdit.
— S’il est intelligent, dit Dhun, alors adressez-vous à son intelligence.
— Au fait, fit Ortillette, saisissant la balle au bond. Si le diabolo est intelligent, ça veut dire qu’il use de son intelligence pour voler le grain. Alors, monsieur le sorceleur, trouvez ce qu’il poursuit ! Ce n’est tout de même pas lui qui dévore tout ce grain ! Pas autant ! Alors pourquoi en a-t-il besoin ? Pour nous faire enrager ? Qu’est-ce qu’il veut ? Découvrez-le et chassez ce diabolo de la vallée en utilisant l’un de vos moyens de sorceleur ! Vous le ferez ?
— Je vais essayer, décida Geralt. Mais…
— Mais quoi ?
— Votre livre, mes chers amis, est très ancien. Vous comprenez où je veux en venir ?
— Pour dire la vérité, ronchonna Dhun, pas vraiment.
— Je vais vous expliquer. Voilà ! Honoré Dhun ! Honoré Ortillette ! Si vous escomptiez que mon aide ne vous coûterait qu’un sou ou un écu d’argent, vous vous trompiez grandement.
V
— Ohé !
Ils entendirent un murmure, un « ouk ! ouk ! » furieux et un bruit de perches cassées provenant des fourrés.
— Ohé ! redit le sorceleur, qui s’était caché par précaution. Montre-toi donc, sauleur.
— Sauleur toi-même !
— Alors ? Tu es un diable ou tu ne l’es pas ?
Le boucavicorne sortit la tête du chanvre en montrant les dents.
— Diable toi-même ! Qu’est-ce que tu veux ?
— Discuter un peu.
— Tu te moques de moi ? Tu penses que je ne sais pas qui tu es ? Les paysans t’ont engagé pour me chasser d’ici, hein ?
— C’est juste, avoua Geralt, l’air indifférent. Et c’est de ça, justement, que je voulais causer. Imagine qu’on se mette d’accord ?
— C’est ça qui te fait mal ! bêla le diable. Tu voudrais t’en tirer à bon compte, hein ? Sans te donner de mal ? Ce n’est pas avec moi que tu y arriveras, bêêêêêê ! La vie, mon gars, c’est une compétition. Que le meilleur gagne ! Si tu veux gagner contre moi, prouve que tu es le meilleur. Au lieu de nous mettre d’accord, faisons une compétition. Le vainqueur dictera ses conditions. Je te propose une course, d’ici jusqu’au vieux saule sur la digue.
— Je ne sais pas où est la digue ni où est le vieux saule.
— Si tu le savais, je ne t’aurais pas proposé cette course. J’aime la compétition, mais je n’aime pas perdre.
— J’ai remarqué. Non, on ne fera pas de course. Il fait trop chaud !
— Dommage. Alors, peut-être qu’on pourrait se mesurer autrement ? dit le diable en montrant ses dents jaunes et en ramassant par terre un caillou de belle taille. Est-ce que tu connais le jeu “À qui criera le plus fort” ? C’est moi qui crie le premier. Ferme les yeux.
— J’ai une autre proposition.
— Je suis tout ouïe.
— Tu pars d’ici sans faire de compétition, sans faire de course et sans pousser de cris. De ton plein gré, sans y être contraint et forcé.
— Fourre-toi ta proposition a d’yaebbl aép arse, dit le diable, révélant ainsi qu’il connaissait la langue ancienne. Je ne m’en irai pas d’ici. Je m’y trouve bien.
— Mais tu as fait trop d’histoires dans le coin. Tu as poussé la plaisanterie trop loin.
— Düvvelsheyss à toi pour ce qui est de mes plaisanteries. (Le Sylvain connaissait aussi la langue des nains.) Et ta proposition vaut autant qu’une Düvvelsheyss. Je ne partirai nulle part. À moins que tu me battes dans un jeu. Je te donne une chance. Jouons aux devinettes, si tu n’aimes pas les jeux sportifs ! Je vais t’en poser une. Si tu devines, tu auras gagné, et je m’en irai. Si tu ne trouves pas la réponse, je reste, et c’est toi qui t’en iras. Fais marcher ton ciboulot parce que la devinette n’est pas facile.
Avant que Geralt ait eu le temps de protester, le diable bêla, gratta le sol avec ses sabots, le fouetta avec sa queue et récita :
Des petites feuilles roses, des cosses toutes pleines,
Il pousse dans l’argile molle non loin de la rivière ;
Sur une longue tige ; sa fleur humectée,
Ne le montre pas au chat, sinon il le mangerait.
— Alors ? Qu’est-ce que c’est ? Tu as deviné ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua le sorceleur avec indifférence, sans même essayer de réfléchir. Un pois de senteur ?
— C’est faux. Tu as perdu.
— Et quelle est la solution ? Qu’est-ce qui a… hum ! des cosses humectées ?
— Le chou.
— Écoute ! grogna Geralt. Tu commences à me taper sur les nerfs.
— Je t’avais prévenu que la devinette n’était pas facile, ricana le diable. Tant pis pour toi. C’est moi qui ai gagné. Je reste. Et toi, tu t’en vas. Je vous dis au revoir sans regret.
Le sorceleur mit furtivement la main dans sa poche.
— Un moment. Et ma devinette à moi ? J’ai le droit de prendre ma revanche, je pense ?
— Non, protesta le diable. De quel droit ? Je peux savoir ? Enfin, je pourrais ne pas deviner ! Tu me prends pour un imbécile ?
— Non, dit Geralt en hochant la tête. Je te prends pour un fainéant méchant et arrogant. Nous allons tout de suite jouer à un nouveau jeu que tu ne connais pas.
— Ah ! Alors tout de même ! Qu’est-ce que c’est comme jeu ?
— Ce jeu s’appelle “Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse”, dit le sorceleur lentement. Tu n’es pas obligé de fermer les yeux.
Geralt se baissa et se détendit brusquement, une balle métallique siffla dans l’air et atteignit le diable entre les cornes. Le monstre tomba à la renverse, foudroyé. Geralt plongea entre les perches et attrapa une de ses jambes poilues. Le Sylvain bêla et rua, le sorceleur se protégea la tête derrière son bras, ce qui n’empêcha pas ses oreilles de siffler parce que le diable, malgré son inconfortable posture, lui donna un coup de sabot avec la force d’un mulet en colère. Geralt essaya d’immobiliser le sabot qui ruait, sans y parvenir. Le boucavicorne frétilla, battit des bras par terre et lui donna un nouveau coup de pied, cette fois sur le front. Le sorceleur poussa un juron en sentant la jambe du diable lui échapper. Tous deux roulèrent à terre, chacun dans une direction différente, en renversant les perches et en s’empêtrant dans les tiges de chanvre.
Le diable fut le premier à se relever et chargea, sa tête cornue baissée. Mais Geralt était déjà debout, solidement campé sur ses jambes, et il para l’attaque sans difficulté. Il empoigna ensuite le monstre par une corne, le secoua vigoureusement et le projeta sur le sol où il l’écrasa en s’agenouillant dessus. Le diable bêla et lui cracha en pleine figure, d’une manière qui n’aurait pas fait honte à un chameau atteint de ptyalisme. Le sorceleur recula instinctivement, sans lâcher les cornes du diable. Cherchant à dégager sa tête, le Sylvain rua des deux sabots à la fois et, chose étonnante, fit mouche. Geralt poussa un vilain juron, mais ne ralentit pas son geste. Il souleva le diable en l’air, le plaqua contre les perches, qui craquèrent, et rassembla toutes ses forces pour lui asséner un coup de pied dans son genou poilu, avant de se baisser pour lui cracher dans l’oreille. Le diable poussa un hurlement et fit claquer ses dents émoussées.
— Ne fais pas à autrui… souffla le sorceleur, … ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ! On continue le jeu ?
— Blêêêblêêêblêêêê !
Le diable gargouillait, hurlait et crachait de rage. Mais Geralt le tenait fermement par les cornes et lui maintenait la tête en bas, ainsi ses crachats atterrissaient sur ses propres sabots, qui labouraient le sol en faisant jaillir des nuages d’herbes et de poussière.
Les quelques minutes qui suivirent ne furent qu’un combat acharné où ils échangèrent injures et coups de pied. La seule chose qui pouvait réjouir Geralt, c’était que personne ne puisse le voir, la scène, en effet, prenait une tournure totalement stupide.
L’impact d’un nouveau coup de pied sépara les deux antagonistes qui se virent projetés chacun dans un fourré de chanvre. Le diable, cette fois encore, devança le sorceleur : il se releva le premier et prit aussitôt la fuite en boitillant très manifestement. Geralt s’élança à sa poursuite, haletant et en essuyant la sueur qui lui coulait sur la figure. Ils traversèrent péniblement le chanvre et tombèrent dans le houblon. Le sorceleur entendit alors le galop d’un cheval. C’était le bruit qu’il guettait.
— Par ici, Jaskier ! Par ici ! hurla-t-il. Dans le houblon !
Il vit surgir juste devant lui le poitrail d’un coursier qui, l’instant d’après, le heurta. Il rebondit sur le cheval comme sur un rocher et tomba à la renverse, la violence du choc lui fit voir trente-six chandelles. Il réussit malgré tout à rouler sur le côté, derrière les perches de houblon, pour éviter les sabots. Il se releva prestement, mais au même moment arrivait sur lui un second cavalier qui le heurta à son tour. Aussitôt après, quelqu’un se couchait sur lui, le clouait au sol.
Ensuite, il y eut comme un éclair et il ressentit une douleur aiguë dans l’occiput.
Puis ce fut le trou noir.
VI
Il avait du sable dans la bouche. Lorsqu’il voulut cracher, il s’aperçut qu’il était couché face contre terre. Lorsqu’il voulut bouger, il s’aperçut qu’il était attaché. Il dressa légèrement la tête. Il entendait des voix.
Il se trouvait dans une forêt, couché sur de l’humus juste à côté d’un pin. À une vingtaine de pas, se trouvaient quelques chevaux dessellés. Il les voyait indistinctement, à travers des fougères arborescentes, mais l’un des chevaux était, à n’en pas douter, l’alezane de Jaskier.
— Trois sacs de maïs, entendit-il. C’est bien, Torque. C’est très bien. Tu as fait du beau travail.
— Ce n’est pas encore tout, dit une voix bêlante qui ne pouvait être que celle du Sylvain. Regarde ça, Galarr ! On dirait des haricots, mais ils sont tout blancs. Et regarde comme c’est gros ! Et ça, ça s’appelle du colza. Ils en font de l’huile.
Geralt crispa très fort les paupières puis rouvrit les yeux. Non, ce n’était pas un rêve. Le diable et ce Galarr parlaient en employant la langue ancienne, la langue des elfes, truffé de mots de la langue moderne, comme « maïs », « haricots » et « colza ».
— Et ça ? Qu’est-ce que c’est ? demanda le dénommé Galarr.
— Des graines de lin. Du lin, tu comprends ? On en fait des chemises. C’est beaucoup moins cher que la soie et plus résistant. La fabrication de la toile est, à ce qu’il me semble, assez compliquée, mais je vais les questionner pour savoir comment ça se fait.
— Pourvu que ton lin prenne et que ce ne soit pas comme avec le navet qu’on a gâté, se plaignit Galarr dans le même étrange volapük. Essaye de trouver de nouveaux plants de navet, Torque !
— N’aie aucune crainte ! bêla le diable. Ici, ce n’est pas un problème, tout pousse comme du chiendent. Je vous en fournirai, ne t’inquiète pas !
— Encore une chose, dit Galarr. Débrouille-toi pour savoir en quoi consiste leur système de jachère !
Le sorceleur leva prudemment la tête et essaya de se retourner. Un chuchotement lui parvint.
— Geralt ? Tu es réveillé ?
— Jaskier ! répondit-il en chuchotant, lui aussi. Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous est arrivé ?
Jaskier, sans répondre, gémit doucement. Geralt en avait assez de sa position. Il poussa un juron, banda ses muscles et se retourna de l’autre côté.
Au milieu d’une clairière, se tenait le diable qui répondait, comme le sorceleur venait de l’apprendre, au doux prénom de Torque. Il était en train de charger des sacs et des bâts sur des chevaux. L’assistait dans cette opération un grand individu mince qui ne pouvait être que Galarr. Ayant perçu le mouvement du sorceleur, celui-ci se retourna. Il avait des cheveux noirs aux reflets bleu foncé, des traits anguleux et de grands yeux brillants. Ses oreilles se terminaient en pointe.
Galarr était un elfe. Un elfe des montagnes. Un Aén Seidhe de sang pur, un représentant du Peuple Ancien.
Galarr n’était pas le seul elfe à portée de sa vue. Six autres étaient assis à la lisière de la clairière. L’un d’eux était en train d’éventrer le bât de Jaskier, un autre raclait les cordes de son luth. Rassemblés autour d’un sac dénoué, les quatre derniers dévoraient avec gourmandise un navet et une carotte crues.
— Vanadáin ! Toruviel ! dit Galarr en montrant les prisonniers du menton. Vedrái ! Enn’le !
Torque s’approcha d’un bond et bêla :
— Non, Galarr ! Non ! Filavandrel l’a interdit ! Tu l’as oublié ?
— Non, je ne l’ai pas oublié, repartit Galarr en jetant deux sacs noués en travers du cheval. Mais il faut vérifier qu’ils n’ont pas desserré leurs liens.
— Qu’est-ce que vous nous voulez ? gémit le troubadour pendant que l’un des elfes vérifiait les nœuds de ses attaches en l’écrasant sous son genou. Pourquoi nous attachez-vous ? Qu’est-ce que vous nous voulez ? Je suis Jaskier, un po…
Geralt entendit un bruit de coup. Il se retourna et se tordit le cou pour voir.
Une elfe se tenait debout au-dessus de Jaskier ; elle avait des yeux noirs et une abondante chevelure de jais qui lui descendait jusqu’aux épaules, avec deux très fines nattes sur les tempes. Elle portait une petite camisole de cuir courte sur une ample chemise de satin vert et des leggins collants en laine glissés dans des bottes de cheval. Un châle coloré lui ceignait les hanches et la couvrait jusqu’à mi-cuisse.
— Que glosse ? demanda-t-elle, les yeux sur le sorceleur et en jouant avec la poignée d’un long poignard accroché à sa ceinture. Que l’en pavienn, ell’ea ?
— Nell’ea, protesta le sorceleur. T’en pavienn, Aén Seidhe.
L’elfe se retourna vers son compagnon, un grand Seidhe qui jouait du luth de Jaskier avec un air indifférent sur son visage allongé, sans se donner la peine de vérifier les liens de Geralt.
— Tu as entendu, Vanadáin ? L’humanoïde sait parler ! Il est même capable d’être insolent !
Le Seidhe haussa les épaules. Les plumes qui ornaient sa veste frémirent.
— Raison de plus pour le bâillonner, Toruviel !
L’elfe se pencha sur Geralt. Elle avait de longs cils, un teint anormalement pâle et des lèvres gercées, fendillées. Elle portait un long collier de morceaux de bouleau doré sculptés, enfilés sur un cordon qui faisait plusieurs fois le tour de son cou.
— Allez, parle encore, l’humanoïde ! siffla-t-elle entre ses dents. Qu’on voie de quoi est capable ton larynx habitué à aboyer.
Le sorceleur, en se retournant sur le dos avec difficulté et en crachant du sable, repartit :
— Comment ça ? Tu as besoin d’un prétexte pour frapper un homme ligoté ? Frappe sans prétexte ! J’ai bien vu que tu aimais ça. Soulage-toi !
L’elfe se redressa.
— Je me suis déjà soulagée alors que tu avais les mains libres, dit-elle. C’est moi qui t’ai piétiné avec mon cheval et t’ai donné un coup sur la tête. Sache que c’est également moi qui en finirai avec toi quand le moment sera venu.
Il ne répondit pas.
— J’aimerais beaucoup te transpercer de près en te regardant dans les yeux, poursuivit l’elfe. Mais tu pues affreusement, l’humain. Je t’abattrai d’une flèche.
— Comme il te plaira ! dit le sorceleur en haussant les épaules dans la mesure où ses liens le lui permettaient. Tu feras ce que tu voudras, noble Aén Seidhe. Tu ne devrais pas rater une cible ligotée et donc immobile.
L’elfe se tenait au-dessus de lui, les jambes écartées ; elle se pencha en faisant scintiller ses dents étincelantes.
— En effet, grinça-t-elle. J’atteins ce que je veux. Mais tu peux être sûr que tu ne mourras pas à la première flèche. Ni à la deuxième. Je ferai en sorte que tu te sentes mourir.
— Ne t’approche pas si près ! se rembrunit-il avec une grimace feinte de dégoût. Tu pues affreusement, Aén Seidhe.
L’elfe fit un bond en arrière, fit basculer ses hanches étroites et lui donna un énergique coup de pied dans la cuisse. Geralt se ramassa sur lui-même pour se protéger du coup qu’elle s’apprêtait visiblement à lui donner dans une partie sensible de son individu. Elle l’atteignit à la hanche, mais le coup fut si fort que ses dents tintèrent.
Le grand elfe qui se tenait à côté saluait chaque coup d’un accord aigu du luth. .
— Laisse-le, Toruviel ! bêla le diable. Tu es devenue folle ? Galarr, dis-lui d’arrêter !
— Thaésse ! glapit Toruviel avant de redonner un coup de pied au sorceleur.
Le grand Seidhe pinça brusquement les cordes du luth, l’une d’elles claqua avec un gémissement prolongé.
— Ça suffit ! Ça suffit, par tous les dieux ! hurla nerveusement Jaskier en se débattant et en pestant dans ses liens. Pourquoi t’acharnes-tu sur lui, stupide fille ? Laissez-nous tranquilles ! Et toi, laisse mon luth, d’accord ?
Toruviel se tourna vers lui avec une méchante grimace sur ses lèvres fendillées.
— Un musicien ! gronda-t-elle. C’est un homme et il est musicien ! Joueur de luth !
Sans un mot, elle arracha l’instrument des mains du grand elfe, le fracassa sur le tronc du pin et lança les morceaux empêtrés dans les cordes sur la poitrine de Jaskier.
— C’est sur une corne de vache que tu devrais jouer, sauvage, pas sur un luth.
Une pâleur mortelle recouvrit le visage du poète, ses lèvres tremblèrent. Geralt, sentant une colère froide monter en lui, accrocha du regard les yeux noirs de Toruviel.
— Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? siffla l’elfe en se penchant. Sale humanoïde ! Tu veux que je te crève tes yeux de reptile ?
Son collier pendait juste au-dessus de lui. Le sorceleur banda ses muscles, se souleva d’un mouvement brusque, attrapa le collier avec les dents et le secoua de toutes ses forces en crispant les jambes et en se tournant sur le côté. Toruviel perdit l’équilibre, s’effondra sur lui. Geralt s’agita dans ses liens comme un poisson hors de l’eau, écrasa l’elfe sous lui, renversa la tête en arrière si brutalement que ses vertèbres cervicales émirent un craquement, puis il lui cogna la figure avec son front du plus fort qu’il put. L’elfe poussa un hurlement qui s’étrangla dans sa gorge.
Les elfes l’arrachèrent brutalement de Toruviel et le soulevèrent en le tirant par les vêtements et les cheveux. L’un d’eux le frappa, il sentit des bagues lui entailler la peau sur la pommette, la forêt valsa devant ses yeux et puis disparut. Il s’aperçut que Toruviel se redressait sur les genoux, vit le sang qui lui coulait du nez et de la bouche. L’elfe dégaina son poignard d’un geste vif, mais elle eut un brusque hoquet, se plia en deux et se saisit la tête entre les mains avant de la laisser retomber entre ses genoux.
Le grand elfe à la veste ornée de plumes bariolées lui prit son arme des mains et s’approcha du sorceleur soutenu par les autres. Il leva la lame en souriant. Geralt le voyait déjà derrière un voile rouge, le sang qui coulait de son front entaillé par les dents de Toruviel envahissait son orbite.
— Non ! bêla Torque en se suspendant au bras de l’elfe pour empêcher son geste. Ne le tue pas ! Non !
Une voix mélodieuse retentit soudain.
— Voe’rle ! Vanadáin ! Quéss aén ? Caélm, evenlliénn ! Galarr !
Geralt tourna la tête aussi loin que le lui permettait le poing qui le tenait par les cheveux.
Le cheval qui entra dans la clairière, d’un blanc neigeux, avait une longue crinière souple et soyeuse comme les cheveux d’une femme. La chevelure du cavalier assis sur une selle d’une valeur inestimable était de la même couleur que sa monture, retenue sur son front par un bandeau orné de saphirs.
Tout en bêlant, Torque alla jusqu’au cheval, s’agrippa à un étrier et noya l’elfe aux cheveux blancs sous un déluge de paroles. Le Seidhe l’interrompit d’un geste souverain et mit pied à terre. Il s’approcha de Toruviel que retenaient deux elfes, souleva délicatement le foulard ensanglanté qui lui couvrait le visage. Toruviel poussa un gémissement déchirant. Le Seidhe hocha la tête, se tourna vers le sorceleur et s’approcha de lui. Ses yeux noirs, incandescents, brillants comme des étoiles sur son visage blafard, étaient cernés comme s’il n’avait pas dormi plusieurs nuits d’affilée.
— Tu mords même quand tu es ligoté, murmura-t-il dans la langue moderne, sans accent. Tu mords comme un basilic. J’en tirerai des conclusions.
— C’est Toruviel qui a commencé, bêla le diable. Elle lui a donné des coups de pied alors qu’il était ligoté, comme si elle avait perdu la raison…
D’un geste, l’elfe lui intima de se taire. Sur un ordre bref de sa part, les autres Seidhe traînèrent le sorceleur et Jaskier sous le pin et les attachèrent au tronc avec des ceintures. Ensuite, tous s’agenouillèrent autour de Toruviel, qu’ils dissimulèrent ainsi à leur vue. À un moment, Geralt l’entendit crier et se débattre entre leurs mains.
— Je ne voulais pas ça, dit le diable, toujours à côté d’eux. Je t’assure que je ne le voulais pas, l’homme. Je ne savais pas qu’ils allaient surgir juste au moment où nous… Quand ils t’ont assommé et qu’ils ont pris ton compagnon au lasso, je leur ai demandé de vous abandonner là-bas, dans le houblon. Mais…
— Ils ne pouvaient pas laisser de témoins derrière eux, grommela le sorceleur.
— Ils ne vont tout de même pas nous tuer ? gémit Jaskier. Ils ne vont tout de même pas…
Torque remuait le nez sans mot dire.
— Par tous les diables ! gémit encore le poète. Ils vont nous tuer ? De quoi s’agit-il, Geralt ? On a été témoins de quoi ?
— Notre ami boucavicorne remplit une mission particulière dans la vallée des Fleurs. N’est-ce pas, Torque ? Il est chargé par les elfes de voler des semences, des plants, le savoir-faire agricole… Quoi encore, diable ?
— Tout ce que je peux, bêla Torque. Tout ce dont ils ont besoin. Et tu peux me dire de quoi ils n’ont pas besoin ? Dans leurs montagnes, ils meurent de faim, en particulier en hiver. Et ils n’ont aucune notion de l’agriculture. Avant qu’ils apprennent à domestiquer du bétail ou de la volaille, et à cultiver quoi que ce soit dans des lopins… Ils n’en ont pas le temps, l’homme.
— J’en n’ai rien à foutre de leur temps. Qu’est-ce que je leur ai fait ? gémit Jaskier. Quel mal je leur ai fait ?
— Réfléchis bien, dit l’elfe aux cheveux blancs qui s’était approché sans bruit, et peut-être trouveras-tu la réponse tout seul !
— Tout simplement, il se venge de tous les préjudices que les elfes ont eu à subir de la part des hommes, dit le sorceleur avec un rictus. Peu lui importe sur qui il se venge. Ne te laisse pas séduire par sa noble attitude et son discours recherché, Jaskier ! Il ne se distingue en rien de la fille aux yeux noirs qui nous a donné des coups de pied. Il doit soulager sa haine impuissante sur quelqu’un.
L’elfe ramassa le luth fracassé de Jaskier. Il contempla la carcasse de l’instrument puis la jeta dans les buissons.
— Si je voulais donner libre cours à ma haine ou satisfaire un désir de vengeance, dit-il en jouant avec ses gants blancs en cuir souple, je ferais une incursion nocturne dans la vallée, je mettrais le feu aux hameaux et égorgerais les habitants. Ce serait un jeu d’enfant, ils ne mettent même pas de sentinelles. Ils ne nous voient pas et ne nous entendent pas, quand ils viennent dans la forêt. Que peut-il y avoir de plus simple, de plus facile qu’une flèche rapide, silencieuse, tirée à l’abri d’un arbre ? Mais nous n’organisons pas de chasse à l’homme. C’est toi, l’homme aux yeux étranges, qui a organisé la chasse à notre ami Torque, le Sylvain.
— Là, tu exagères ! bêla le diable. De quelle chasse parles-tu ? Nous nous sommes juste un peu amusés…
— C’est vous, les hommes, qui haïssez tout ce qui n’est pas comme vous, ne serait-ce que par la forme des oreilles, poursuivit l’elfe sans prêter attention aux remarques du boucavicorne. C’est pour cette raison que vous nous avez pris notre terre, que vous nous avez chassés de nos maisons, que vous nous avez repoussés dans les montagnes sauvages. Vous avez occupé notre Dol Blathanna, notre vallée des Fleurs. Je suis Filavandrel aén Fidháil des Tours d’Argent, descendant des Feleaorn des Vaisseaux Blancs. Aujourd’hui exilé au bout du monde, je suis Filavandrel du Bout du Monde.
— Le monde est vaste, marmonna le sorceleur. Nous pouvons tous y tenir. Il y a assez de place pour nous tous.
— Le monde est vaste, répéta l’elfe. C’est vrai, l’homme. Mais ce monde, vous l’avez changé. Au début, vous l’avez changé par la force, vous vous êtes comportés avec lui comme avec tout ce qui tombe entre vos mains. Maintenant, on a l’impression que le monde s’est adapté à vous, qu’il a plié devant vous, qu’il vous obéit.
Geralt ne répondit pas.
— Torque a dit la vérité, poursuivit Filavandrel. Oui, nous mourons de faim. Oui, nous sommes menacés d’extermination. Le soleil brille autrement qu’avant, l’air est différent, l’eau n’est plus celle qu’elle était. Ce que nous mangions autrefois, ce que nous consommions, meurt, s’étiole, dépérit. Nous n’avons jamais été des cultivateurs, nous n’avons jamais éventré la terre avec des houes et des binettes, au contraire de vous, les hommes. La terre vous paye un lourd tribut, un tribut sanglant. Nous, elle nous couvrait de présents. Vous arrachez de force ses trésors à la terre. Elle nous nourrissait et s’épanouissait parce qu’elle nous aimait. Enfin ! Aucun amour n’est éternel. Mais nous voulons durer.
— Au lieu de voler du grain, vous pouvez en acheter. Autant que vous en aurez besoin. Vous possédez toujours des quantités de choses que les hommes considèrent comme très précieuses. Vous pouvez faire du commerce.
Filavandrel eut un sourire méprisant.
— Avec vous ? Jamais.
Geralt fronça les sourcils en grattant le sang séché sur sa joue.
— Que les diables vous emportent, vous et votre arrogance, et votre mépris ! En refusant de cohabiter avec nous, vous vous condamnez vous-mêmes à l’extermination. Cohabiter, trouver des arrangements, c’est votre seule chance.
Filavandrel se pencha en avant pour se rapprocher, ses yeux lançaient des éclairs.
— Cohabiter à vos conditions ? demanda-t-il d’une voix altérée, et pourtant toujours calme. Après avoir reconnu votre domination ? Perdu notre identité ? Cohabiter en tant que quoi ? En tant qu’esclaves ? En tant que parias ? Cohabiter avec vous derrière les remparts dont vous ceignez vos villes pour vous protéger de nous ? Cohabiter avec vos femmes en nous mettant la corde au cou ? Ou encore rester impuissant devant le sort de plus en plus souvent réservé aux enfants qui sont le fruit de cette cohabitation ? Pourquoi évites-tu mon regard, étrange humain ? Comment va ta cohabitation avec tes semblables, des semblables dont tu es, malgré tout, quelque peu différent ?
— Je me débrouille, dit le sorceleur en le regardant droit dans les yeux. Je me débrouille à peu près. Parce qu’il le faut. Parce que je n’ai pas le choix. Parce que j’ai vaincu en moi l’orgueil et la fierté de ma différence ; parce que j’ai compris que l’orgueil et la fierté, même si c’est une arme contre la différence, sont une défense pitoyable. Parce que j’ai compris que le soleil brille autrement. Parce que les choses changent et que ce n’est pas moi le pivot de ces changements. Le soleil brille autrement et continuera à briller, il ne sert à rien de chercher à le décrocher, comme la lune. Il faut accepter la réalité, l’elfe, c’est une chose qu’il faut apprendre à faire.
— C’est ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? dit Filavandrel en essuyant avec son poignet la sueur apparue sur son front pâle au-dessus de ses sourcils blancs. Ce que vous voulez imposer aux autres, c’est l’idée que votre heure, votre époque est arrivée, que l’âge d’homme est arrivé, que ce que vous faites aux autres races est aussi naturel que le lever et le coucher du soleil ? Vous pensez que tout le monde doit s’y faire, l’accepter ? Et c’est toi qui me reproches mon orgueil ? Et quelles sont les idées que tu proclames ? Pourquoi vous, les humains, ne parvenez toujours pas à vous rendre compte que votre domination du monde est à peu près aussi naturelle que les poux qui pullulent dans une peau de mouton ? Tu pourrais me proposer, avec le même résultat, de cohabiter avec des poux ; j’écouterais des poux avec la même attention si en échange de ma reconnaissance de leur supériorité, ils étaient d’accord pour que nous profitions ensemble de la peau de mouton.
— Ne perds donc pas ton temps à discuter avec un insecte aussi désagréable, l’elfe ! dit le sorceleur en maîtrisant difficilement sa voix. Ce qui m’étonne, c’est de voir à quel point tu désires culpabiliser un pou comme moi et faire naître en lui du repentir. Tu es pitoyable, Filavandrel. Tu es aigri, assoiffé de vengeance et conscient de ta propre impuissance. Vas-y ! Tranche-moi d’un coup d’épée ! Venge-toi sur toute la race humaine ! Tu verras comme tu te sentiras soulagé. Donne-moi d’abord un coup de pied dans les couilles ou dans les dents, comme ta Toruviel !
Filavandrel tourna la tête.
— Toruviel est malade, dit-il.
— Je connais les symptômes de sa maladie, répliqua Geralt en crachant par-dessus son épaule. Le traitement que je lui ai appliqué devrait lui faire du bien.
— Cette conversation n’a effectivement aucun sens, dit Filavandrel en se levant. Je suis désolé, mais nous allons devoir vous tuer. La vengeance n’a rien à voir là-dedans, c’est une solution purement pratique. Torque doit continuer à accomplir ses tâches et personne ne doit savoir pour qui il le fait. Nous n’avons pas les moyens de mener une guerre contre vous, mais nous ne nous laisserons pas entraîner dans le commerce ni dans le troc. Nous ne sommes pas assez naïfs pour ne pas savoir que vos marchands sont un avant-poste. Pour ne pas savoir qui se tient derrière eux. Et quel genre de cohabitation ils apportent.
— Elfe, dit doucement Jaskier qui était resté silencieux jusque-là. J’ai des amis, des humains qui seront prêts à payer une rançon pour que nous soyons délivrés. Si tu le veux, sous forme de nourriture. Sous n’importe quelle forme. Réfléchis-y ! Ce ne sont pas ces semences volées qui vous sauveront…
— Plus rien ne les sauvera, le coupa Geralt. Ne te mets pas à plat ventre devant lui, Jaskier ! Ne le supplie pas ! C’est inutile et digne de pitié.
— Pour quelqu’un qui a la vie si courte, sourit Filavandrel avec un sourire contraint, tu fais preuve d’un mépris de la mort surprenant, l’homme.
— On ne meurt qu’une fois, dit calmement le sorceleur. C’est une philosophie qui convient tout à fait aux poux, n’est-ce pas ? Et qu’en est-il de ta longévité ? Tu me fais de la peine, Filavandrel.
L’elfe écarquilla les yeux.
— Explique-moi pourquoi !
— Vous êtes pitoyablement ridicules, avec vos petits sacs de semence volés sur vos chevaux de somme, avec cette poignée de grain avec laquelle vous prétendez survivre. Et avec votre mission censée vous faire penser à autre chose qu’à votre extermination prochaine. Car tu sais bien que c’est la fin, que plus rien ne sortira de terre et ne naîtra sur vos hauts plateaux, que plus rien ne vous sauvera. Mais vous avez une grande longévité, vous vivrez longtemps, très longtemps, dans un isolement que vous aurez choisi avec arrogance, de moins en moins nombreux, de plus en plus faibles, de plus en plus amers. Et toi, tu sais ce qui se passera, Filavandrel. Tu sais qu’alors, les jeunes gens désespérés, au regard de vieillards centenaires, et les jeunes filles fanées, stériles et malades comme Toruviel, conduiront dans les vallées ceux qui seront encore capables de tenir des glaives et des arcs. Vous descendrez au-devant de la mort dans les vallées en fleurs, en souhaitant mourir dans la dignité, au combat, et non pas gisant sur des grabats, terrassés par l’anémie, la tuberculose et le scorbut. Alors, Aén Seidhe à la si grande longévité, tu te souviendras de moi. Tu te souviendras que tu me faisais de la peine. Et tu comprendras que j’avais raison.
— L’avenir montrera qui avait raison, murmura l’elfe. C’est là la supériorité de la longévité. Moi, j’ai la chance de pouvoir le vérifier. Ne serait-ce que grâce à cette poignée de grain volée. Toi, tu n’auras pas cette chance. Dans un instant, tu seras mort.
— Épargne-le, lui au moins ! dit Geralt en montrant Jaskier du menton. Ne le fais pas dans un geste de charité pathétique ! Fais-le par bon sens ! Moi, personne ne me réclamera, mais lui, on cherchera à le venger.
— Tu as une piètre opinion de mon bon sens, dit l’elfe avec hésitation. S’il survit grâce à toi, il se sentira très certainement le devoir de te venger.
— Tu peux en être sûr ! explosa Jaskier, pâle comme un linge. Tu peux en être sûr, fils de pute ! Tue-moi, moi aussi, parce que je te promets que dans le cas contraire, je soulèverai le monde entier contre vous. Tu verras ce que les poux ont les moyens de faire ! Nous vous exterminerons, quand bien même nous devrions raser vos montagnes ! Tu peux en être sûr !
— Ce que tu es bête, Jaskier ! soupira le sorceleur.
— On ne meurt qu’une fois, dit le poète crânement.
L’effet de sa témérité était cependant quelque peu gâché par ses dents, qui jouaient des castagnettes.
— Voilà qui préjuge la question ! dit Filavandrel en prenant ses gants glissés dans sa ceinture et en les enfilant. Il est temps de mettre un terme à cet épisode.
Sur un ordre bref de sa part, des elfes armés d’arcs se rangèrent en face d’eux. Ils agirent vite, il était très clair qu’ils attendaient cet ordre depuis longtemps. L’un d’eux, comme le remarqua le sorceleur, mâchait toujours son navet. Toruviel, la bouche et le nez couverts de bandes de tissu et d’écorce de bouleau croisées, se tenait à côté des archers. Sans arc.
— On vous bande les yeux ? demanda Filavandrel.
— Éloigne-toi ! dit le sorceleur en détournant la tête. Va te faire… !
— A d’yaebbl aép arsey acheva Jaskier dont les dents s’entrechoquaient.
— Oh non ! bêla soudain le diable en accourant et en s’interposant entre les archers et les condamnés. Vous avez perdu la raison ? Filavandrel ! Ce n’est pas ce dont nous étions convenus ! Pas du tout ! Tu devais les emmener dans la montagne, les garder dans des grottes tant que nous n’aurions pas fini ici…
— Torque ! dit l’elfe. Je ne peux pas. Je ne peux pas prendre de risques. Tu as vu ce qu’il a fait à Toruviel alors qu’il était ligoté ? Je ne peux pas courir de risques.
— Peu m’importe ce que tu peux et ce que tu ne peux pas ! Qu’est-ce que vous vous imaginez ? Vous pensez que je vais vous laisser commettre un crime ? Ici, sur ma terre ? Juste à côté de mon hameau ? Maudits imbéciles ! Fichez-moi le camp d’ici avec vos arcs, sinon je vous encorne. Ouk ! Ouk !
— Torque, dit Filavandrel, les pouces dans sa ceinture. Ce que nous devons faire est une nécessité.
— C’est une Düvvelsheyss, pas une nécessité !
— Écarte-toi, Torque !
Le boucavicorne remua les oreilles, bêla encore plus fort, écarquilla les yeux et plia le coude dans un geste injurieux fort répandu chez les nains.
— Vous n’assassinerez personne ici ! Enfourchez vos chevaux et filez dans la montagne, au-delà du défilé ! Dans le cas contraire, vous devrez me tuer, moi aussi !
— Sois raisonnable ! dit lentement l’elfe aux cheveux blancs. Si nous les laissons en vie, les humains sauront tout sur toi, ils sauront ce que tu fais. Ils t’attraperont et te tortureront. Enfin, tu les connais bien !
— Je les connais, bêla le diable en protégeant toujours Geralt et Jaskier de son corps. Il se trouve que je les connais mieux que vous ! Et je ne sais pas, en vérité, dans quel camp il vaut mieux être ! Je regrette de m’être allié avec vous, Filavandrel !
— C’est toi qui l’auras voulu, dit l’elfe froidement en donnant aux archers le signal de se mettre en position. C’est toi qui l’auras voulu, Torque. L’sparelleán !Evelliénn !
Les elfes tirèrent des flèches de leur carquois.
— Écarte-toi, Torque ! dit Geralt en serrant les dents. Ça n’a pas de sens. Écarte-toi sur le côté.
Le diable, sans bouger de là, lui fit le geste des nains.
— J’entends… de la musique… ! sanglota soudain Jaskier.
— Ce sont des choses qui arrivent, dit le sorceleur en regardant les fers de flèche. Ne t’en fais pas ! Il n’est pas honteux d’avoir peur.
Le visage de Filavandrel changea, se contracta dans une étrange grimace. Le Seidhe aux cheveux blancs se retourna brusquement, lança aux archers un cri qui s’interrompit brutalement. Les archers baissèrent leur arme.
Lille venait de pénétrer dans la clairière.
Ce n’était plus la jeune campagnarde maigre vêtue d’une vilaine robe de gros drap. La jeune fille qui traversait la clairière tapissée de gazon en marchant, ou plutôt non, en flottant vers lui était la Reine, la Reine des Champs rayonnante aux cheveux dorés, aux yeux flamboyants, ravissante, décorée de guirlandes de fleurs, d’épis et de brassées de plantes. Sur sa gauche trottinait un jeune faon aux pattes raides ; sur sa droite, bruissait un grand hérisson.
— Dana Méadbh, dit Filavandrel avec respect.
Il s’agenouilla et se prosterna.
Les autres elfes l’imitèrent lentement, comme avec hésitation, l’un après l’autre, ils mettaient un genou en terre, se prosternaient très bas, avec respect. La dernière à le faire fut Toruviel.
— Haél, Dana Méadbh, répéta Filavandrel.
Lille ne répondit pas à son salut. Elle s’arrêta à quelques pas de l’elfe, son regard bleu se posa sur Jaskier et Geralt. Prosterné lui aussi devant elle, Torque entreprit néanmoins immédiatement de trancher leurs liens. Aucun des Seidhe ne bougea.
Lille se tenait toujours devant Filavandrel. Elle n’ouvrit pas la bouche, ne prononça pas le moindre mot, mais le sorceleur voyait l’expression de l’elfe changer, il sentait l’aura qui les entourait et ne doutait pas qu’il s’opérait entre le couple une transmission de pensées. Le diable tout à coup le tira par la manche.
— Ton ami a décidé de s’évanouir, bêla-t-il tout bas. Trop tard ! Qu’est-ce qu’on fait ?
— Donne-lui quelques claques sur la figure !
— Avec plaisir.
Filavandrel se releva. Sur son ordre, les elfes se précipitèrent pour seller les chevaux.
— Viens avec nous, Dana Méadbh ! dit l’elfe aux cheveux blancs. Nous avons besoin de toi. Ne nous quitte pas, Très-Ancienne ! Ne nous prive pas de ton amour ! Sans lui, nous mourrons.
Lille hocha lentement la tête, montra les montagnes, à l’est. L’elfe s’inclina, triturant les rênes richement ornées de sa monture à la crinière blanche.
Jaskier s’approcha, pâle et hébété, soutenu par le Sylvain. Lille lui jeta un coup d’œil et sourit. Elle plongea le regard dans les yeux du sorceleur et le regarda longuement, sans prononcer un mot. Les mots étaient inutiles.
La plupart des elfes étaient déjà en selle lorsque Filavandrel et Toruviel s’approchèrent. Geralt fixa les yeux noirs de l’elfe qui dépassaient de ses bandages.
— Toruviel…, commença-t-il.
Il n’acheva pas.
L’elfe hocha la tête. Elle sortit de l’arçon de sa selle un luth, un magnifique instrument en marqueterie, superbement orné d’un griffon élancé. Sans un mot, elle remit le luth à Jaskier. Le poète prit l’instrument et la salua. Lui aussi sans un mot, mais ses yeux parlaient pour lui.
— Adieu, étrange humain ! dit tout bas Filavandrel à Geralt. Tu as raison. Les paroles sont inutiles. Elles ne changeraient rien à la situation.
Geralt se taisait.
— Après mûre réflexion, ajouta le Seidhe, je suis parvenu à la conclusion que tu avais raison, tout à l’heure, quand tu disais avoir de la peine pour nous. Au revoir, donc. Nous nous reverrons bientôt, le jour où nous descendrons dans les vallées pour mourir dans la dignité. Nous te chercherons, Toruviel et moi. Ne nous déçois pas !
Ils échangèrent un long regard, sans parler. Puis le sorceleur répondit brièvement et simplement :
— Je ferai mon possible.
VII
Jaskier s’interrompit de jouer pour serrer son luth contre son cœur et poser sa joue dessus.
— Par tous les dieux, Geralt ! s’exclama-t-il. Le bois joue tout seul ! Les cordes vivent ! Quel son merveilleux ! Par tous les diables, quelques coups de pied et un petit moment de peur, ce n’est vraiment pas cher payé pour ce superbe luth ! Je me serais laissé frapper de l’aube jusqu’à la nuit si j’avais su ce que j’allais recevoir. Geralt ? Est-ce que tu m’écoutes ?
Le sorceleur leva la tête du Livre et regarda le diable qui continuait à faire miauler son étrange chalumeau fait de roseaux de différentes tailles.
— Il faudrait être sourd pour ne pas vous entendre, dit-il. On vous entend à cent lieues à la ronde.
— C’est la Düvvelsheyss qui nous entend, dit Torque en posant son instrument. C’est le désert, c’est tout. Un monde sauvage. Un trou perdu. Eh ! Je regrette mes chanvres.
— Il regrette ses chanvres ! dit Jaskier en riant et en tournant délicatement les chevilles finement sculptées de son luth. Il fallait te tenir coi dans tes fourrés au lieu de faire peur aux filles, détruire les digues et souiller les puits. Je pense que dorénavant tu seras plus prudent et que tu vas renoncer à jouer tes tours, hein, Torque ?
— J’aime bien jouer des tours, déclara le diable d’un air pincé. Et je n’imagine pas la vie sans en faire. Mais bon, je vous promets que sur de nouveaux terrains, je ferai plus attention. Je jouerai des tours, mais avec plus de retenue.
Le ciel était nuageux, la nuit ventée, la bise couchait les roseaux, faisait bruire les feuillages des arbustes au milieu desquels ils avaient installé leur campement. Jaskier ajouta du petit bois dans le feu. Torque se tournait et se retournait sur sa couche en donnant des coups de queue pour chasser les moustiques. Dans le lac, un poisson sauta en produisant un clapotis.
— Je narrerai toute notre expédition au bout du monde dans une ballade, déclara Jaskier. Et je t’y décrirai, toi aussi, Torque.
— Tu me le paieras cher, grogna le diable. Alors, moi aussi, j’écrirai une ballade et je t’y décrirai si bien que pendant douze ans, tu te retrouveras au ban de la bonne société. Alors, gare à toi ! Geralt ?
— Oui ?
— Tu as trouvé quelque chose d’intéressant dans le Livre, que tu as honteusement extorqué aux vilains ?
— Bien sûr.
— Alors, fais-nous la lecture tant que le feu n’est pas encore éteint.
— Oui, oui ! dit Jaskier en pinçant les cordes mélodieuses du luth de Toruviel. Fais-nous la lecture, Geralt !
Le sorceleur s’appuya sur un coude et rapprocha le Livre du feu.
— On peut la voir pendant la saison d’été, commença-t-il, des jours du cinquième et du sixième mois jusqu’aux jours du dixième mois, mais le plus souvent jusqu’au huitième mois, à la fête de la Faux, que mes ancêtres appelaient “Lammas”. Elle apparaît sous la forme d’une Vierge blonde, toute en fleurs, et tout ce qui vit, plante ou bête, porte ses pas vers elle et est attiré par elle. Aussi son nom est-il la Vivette. Les anciens l’appellent Danamebi et la vénèrent grandement. Même les barbus, qui demeurent pourtant à l’intérieur des montagnes et non pas au milieu des champs, la respectent et la nomment Bloëmenmagde.
— Danamebi, murmura Jaskier. Dana Méabdh, la vierge des Champs.
— Quand la Vivette vient, la terre fleurit et enfante, et si grand est son pouvoir que toutes les créatures naissent avec exubérance. Chaque peuple lui fait des offrandes de sa bonne récolte, dans le vain espoir que c’est son domaine et non pas celui d’un autre que la Vivette viendra visiter. Car ils disent aussi qu’un jour, pour sa fin, la Vivette s’installera parmi le peuple qui dominera les autres. Mais ce ne sont que des histoires de bonne femme. Car les presque sages disent que la Vivette n’aime que la Terre, qu’elle aime tout ce qui y pousse et y vit pareillement, sans faire de différence, qu’elle aime le plus petit pommier sauvage et le ver le plus chétif. À ses yeux, aucun peuple n’a plus d’importance que le plus frêle des pommiers sauvages, car enfin ils finiront tous par disparaître un jour et leur succéderont d’autres tribus. Alors qu’elle, la Vivette, est éternelle. Elle a été et sera toujours, dans les siècles des siècles.
— Dans les siècles des siècles ! entonna le troubadour en pinçant les cordes de son luth. (Torque l’accompagna du chant aigu de son chalumeau de roseau.) Salut à toi, Vierge des Champs ! Pour les bonnes récoltes, pour les fleurs de la Dol Blathanna et aussi pour la peau du soussigné que tu as sauvé en empêchant les fers de flèche de le trouer. Vous savez, je vais vous dire quelque chose.
Jaskier cessa de jouer, serra son luth contre lui comme un bébé et prit un air triste.
— Dans ma ballade, je crois que je n’évoquerai pas les elfes et les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Trop de gens se précipiteraient dans les montagnes… À quoi bon accélérer…
Le troubadour se tut.
— Achève ! dit Torque d’un ton amer. Tu voulais dire : accélérer l’inévitable. L’inéluctable.
— N’en parlons pas ! coupa Geralt. À quoi bon en parler ? Les paroles sont inutiles. Prenez exemple sur Lille !
— Elle communiquait avec l’elfe par télépathie, grommela le barde. Je l’ai senti. N’est-ce pas, Geralt ? Toi, tu perçois ce genre de communication. Tu as compris de quoi ils…, ce qu’elle a communiqué à l’elfe ?
— Quelques petites choses.
— De quoi a-t-elle parlé ?
— D’espoir. Elle lui a dit que tout renaît, que tout renaît indéfiniment.
— C’est tout ?
— C’était suffisant.
— Hum ! Geralt ? Lille habite dans un village, au milieu des hommes. Tu crois que…
— … qu’elle va rester parmi eux ? Ici, dans la Dol Blathanna ? Peut-être. Si…
— Si quoi ?
— Si les humains s’en montrent dignes. Si le bout du monde reste le bout du monde. Si nous respectons la frontière. Bon, assez discuté, les amis. Il est temps de dormir.
— C’est vrai. Il est bientôt minuit, le feu se meurt. Je vais rester encore un peu, c’est auprès d’un feu mourant que j’ai composé mes meilleures ballades. Et pour ma ballade, j’ai besoin d’un titre. D’un joli titre.
— Pourquoi pas “Le bout du monde” ?
— C’est d’un banal ! grommela le poète. Même si c’est effectivement le bout, il faut lui donner un autre nom, le désigner par une métaphore. Je suppose que tu sais ce qu’est une métaphore, Geralt ? Hum ! Voyons un peu que je réfléchisse. “Au dia…” Par tous les diables ! “Au diable vau…”
— Bonne nuit ! dit le diable.